L’urgence pédiatrique, un enjeu de société – Entretien avec Dr Broisin-Doutaz
À l’occasion de la Journée de la Médecine d’Urgence, nous avons échangé avec Dr Broisin-Doutaz, urgentiste chirurgicale et trésorière d’ACHILE, pour évoquer les défis actuels autour de la prise en charge chirurgicale en urgence des enfants.

Quand et pourquoi avez-vous rejoint ACHILE ?
J’ai intégré ACHILE dès sa création en 2021. L’association a vu le jour à la suite des attentats de 2015. L’ARS avait alors organisé des groupes de travail, auxquels j’ai participé, afin de préparer l’éventuelle prise en charge chirurgicale des enfants en cas d’événement exceptionnel et d’afflux massif.
J’ai été sollicitée en tant qu’urgentiste, notamment parce que je suis fortement engagée contre les violences faites aux femmes et aux enfants. La situation des enfants dans les hôpitaux généraux m’a toujours profondément préoccupée.
Quelles préoccupations exactement ?
En tant qu’urgentiste intervenant auprès des enfants comme des adultes, j’ai constaté à quel point les établissements de santé généralistes sont pensés avant tout pour les adultes : services d’urgence, radiologie, blocs opératoires… tout est centré sur l’adulte.
Par exemple, dans certains hôpitaux, les enfants partagent les mêmes circuits d’urgence que les adultes. Ils sont alors confrontés pendant l’attente à des patients ensanglantés ou alcoolisés – bref, pas dans un environnement adapté à l’enfant, qui plus est en attente de soins.
Quel est votre rôle au sein d’ACHILE ?
Ma participation repose surtout sur ma vision globale du parcours de soins. Un•e urgentiste doit considérer l’amont (l’adressage des patients, la logistique, la gestion de l’affluence…) comme l’aval (l’hospitalisation, les transferts, le suivi…). Un retard ou un mauvais adressage peut représenter une perte de temps et donc de chance pour l’enfant.
Grâce à mes expériences au SMUR, aux urgences, en médecine de ville et en SSR, j’ai compris les challenges des différents types d’adressage et l’importance de baliser les parcours de soins. C’est justement une des missions principales d’ACHILE.
Même si, techniquement, ACHILE porte le rôle de DSR (Dispositif Spécifique Régional) en chirurgie pédiatrique, nous ne pouvons pas nous limiter au prisme chirurgical. Le soin commence bien avant que l’anesthésiste n’endorme l’enfant, et se poursuit bien après le dernier point de suture.
ACHILE permet justement de relier tous ces éléments, souvent traités en silo, pour défendre une prise en charge cohérente et adaptée de l’enfant.
Quels sont les principaux défis de l’urgence chirurgicale pédiatrique ?
On vient d’évoquer le challenge d’optimiser la chaîne de soins. Le premier défi réside dans le manque de ressources en soins pédiatriques. À tel point que les urgences chirurgicales sont souvent déléguées à des chirurgiens adultes, qui sont peu enclins à opérer des enfants. C’est tout à fait compréhensible, puisqu’ils ont leurs propres patient•es à gérer et qu’ils n’ont pas la spécialisation infantile ou les ressources nécessaires. Pourtant, c’est parfois la seule option quand il y a une carence en chirurgien•nes pédiatriques.
L’autre défi majeur est la formation. Beaucoup d’urgentistes n’ont pas été formés à la traumatologie pédiatrique. On peut avoir fait médecine mais ne jamais avoir examiné un nouveau-né !
Dans un établissement de santé généraliste, les soignants (les urgentistes mais également les infirmier•es et d’autres professionnels) doivent savoir tout faire. Quand on soigne un bébé une fois par mois, les compétences ne sont pas les mêmes qu’en hôpital pédiatrique.
Pourtant, la prise en charge d’un enfant est bien plus exigeante : elle nécessite une technicité spécifique, une lecture fine des signes cliniques, une sensibilité particulière. Les conséquences d’une intervention sont majorées par le fait qu’il va grandir.
Une fracture mal prise en charge peut entraîner des séquelles à vie. Si une brûlure ou une plaie est mal traitée, l’enfant devra grandir avec et vivre les répercussions sur son apparence.
Personnellement, il m’a fallu environ 5 ans de compagnonnage avant d’être vraiment à l’aise avec la traumatologie infantile sans solliciter un•e spécialiste.
Y a-t-il des enjeux particuliers en Île-de-France ?
Oui, comme la région Île-de-France est assez étendue, elle comporte une multiplicité d’acteurs. Cela complexifie considérablement la gestion des urgences.
Contrairement à une ville de province où un unique CHU centralise les urgences, en Ile-de-France, les enfants sont orientés vers les structures qui ont de la place. La proximité et la disponibilité priment. Cette multiplicité d’acteurs est nécessaire pour répondre aux besoins des Franciliens, mais elle ajoute de la confusion et complexifie l’organisation.
Par exemple, si un enfant malade est à proximité de deux structures qui sont aptes à le prendre en charge mais surchargées, comment procéder ? D’où la nécessité d’une cartographie et d’un réseau.
Enfin, il y a parfois un manque de bande passante. Dans un centre hospitalier avec seulement deux orthopédistes pédiatriques, ces derniers n’ont pas le temps d’échanger avec les urgentistes ou de leur donner un avis, car ils sont soit en consultation, soit au bloc. Il en est de même pour le suivi des patients.
Idéalement, je pense qu’il faudrait davantage des entités pédiatriques à part entière, réparties sur l’ensemble du territoire francilien.
Pourquoi ne pas tout centraliser dans les hôpitaux pédiatriques ?
Parce que les hôpitaux pédiatriques sont déjà saturés. Il y en a seulement 4 dans toute l’Ile-de-France, dont 3 qui pratiquent l’orthopédie pédiatrique. En tant que CHU, ils ont vocation à traiter les cas les plus compliqués, donc les surcharger serait dommageable pour ceux qui ne peuvent pas être pris en charge ailleurs.
En plus, cela reviendrait à déstructurer les hôpitaux généraux et à retirer l’offre de soins de proximité. Un service de chirurgie, ce n’est pas juste un bloc opératoire : ce sont aussi des consultations, un lien avec le territoire.
Cela provoquerait également un déséquilibre entre la prise en charge médicale et la prise en charge chirurgicale ou traumatologique d’un enfant. Un même enfant pourrait se présenter avec une insuffisance respiratoire aiguë (avec un potentiel risque vital) de type bronchiolite dans son hôpital de proximité, alors que pour une petite plaie sans risque vital, ce même établissement ne pourrait pas le prendre en charge parce qu’il n’a pas les compétences ou ressources nécessaires en traumatologie.
Supprimer cette offre en périphérie reviendrait à concentrer tous les soins pédiatriques dans Paris intra-muros, ce qui serait injuste, inefficace et irréalisable.
Existe-t-il des protocoles spécifiques pour les soins pédiatriques ?
Dans les hôpitaux généraux, cela varie énormément. Chacun organise selon ses moyens, ses équipes, ses astreintes et ses contraintes. Résultat : une grande disparité dans la prise en charge.
La limite d’âge d’admission diffère entre établissements – parfois, même entre les services d’un même établissement. La tranche d’âge 15-18 est la plus pénalisée car ce ne sont plus des enfants, mais pas encore des adultes.
S’ajoutent toutes les questions relatives aux disponibilités : est-ce qu’un bloc est disponible? L’anesthésiste de garde prend-il en charge les enfants ? Y a-t-il un lit disponible ? Est-ce qu’il y a une permanence de nuit en radiologie ?
C’est un vrai casse-tête !
Comment ACHILE contribue à faire face à tous ces enjeux ?
ACHILE joue un peu le rôle de courroie de transmission entre tous les maillons de la chaîne de soins, depuis le•la pompier·ère ou le•la pédiatre jusqu’à l’infirmier·ère qui s’occupe de l’enfant en salle de réveil. Notre but, c’est vraiment d’orienter et fluidifier le parcours de soin de l’enfant. Et faire en sorte que chaque acteur sache clairement dans quelles conditions il devrait le prendre en charge. C’est un travail de fond, long, mais essentiel.
Nous travaillons sur plusieurs axes. Tout d’abord, la formation. Nous préparons divers contenus pédagogiques pour répondre au besoin d’améliorer les compétences en soins pédiatriques.
Ensuite, la coordination des réseaux de santé en Ile-de-France. Et là, la tâche est loin d’être aisée.
Le défi est de donner des lignes directrices pour uniformiser certaines pratiques, et ce en tenant compte de l’hétérogénéité des structures et de leur organisation.
Cela passe d’abord par un travail d’analyse, pour décortiquer et répertorier toutes les complexités de notre territoire : clarifier les ressources disponibles, les protocoles, les conditions d’admission, etc. Puis, trouver des solutions à la fois pragmatiques par rapport à toutes ces contraintes et performantes pour sécuriser les soins que reçoivent les enfants.
Nous travaillons par exemple sur la création de fiches signalétiques pour chaque établissement, avec le soutien d’une juriste pour établir un socle commun en termes d’obligations.
Si vous pouviez imaginer l’hôpital pédiatrique de demain, que souhaiteriez-vous ?
Je souhaiterais que chaque enfant puisse être accueilli dans un environnement pensé pour lui : un bâtiment dédié, même au sein d’un hôpital général, avec des professionnels formés, sensibilisés, disponibles.
J’aimerais qu’on respecte davantage les besoins spécifiques des enfants, qu’on les considère comme des patients à part entière, et pas comme des « petits adultes ».
La spécialité infantile est indispensable, non seulement pour ses compétences techniques, mais aussi pour sa capacité à détecter les signaux à décoder : la douleur physique ou psychique, la peur, la maltraitance.
Aujourd’hui, les enfants sont trop souvent oubliés. Or, s’ils ne peuvent pas se défendre eux-mêmes, c’est à nous, adultes, de nous battre pour eux.