La chirurgie pédiatrique, une spécialité en danger ?
Entretien avec Dr Raquillet, chirurgienne pédiatrique viscéral et présidente d’ACHILE, dispositif spécifique régional d’appui pour la chirurgie pédiatrique en Ile-de-France.

Pour commencer, pouvez-vous retracer brièvement l’évolution de la chirurgie pédiatrique en France ?
La chirurgie pédiatrique a une histoire relativement récente, avec l’Hôpital des Enfants Malades créé en 1802. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que les premières réflexions sur une formation spécifique ont émergé, reconnaissant enfin les particularités physiologiques de l’enfant.
En 1965, une société savante dédiée à cette spécialité voit le jour : la Société Française de Chirurgie Pédiatrique.
La structuration universitaire et hospitalière se développe entre 1970 et 1985, avec une filière de formation spécifique – même si elle reste officiellement intégrée à la chirurgie générale. Le Certificat d’Études Spéciales en chirurgie pédiatrique fait son apparition en 1984, marquant la reconnaissance institutionnelle de la spécialité.
Depuis les années 2000 (ce n’est pas si vieux !), la spécialité s’affirme à part entière. Les décrets de 2022 ont renforcé l’encadrement réglementaire, avec notamment la création d’autorisation spécifique pour la chirurgie pédiatrique.
Aujourd’hui, y a-t-il assez de chirurgiens pédiatriques en France ?
On compte 375 chirurgien•nes pédiatres pour toute la France : orthopédique, urologique, plastique et viscérale. Cela représente seulement 0,5 chirurgien•ne pédiatre pour 100 000 enfants.
Plus inquiétant encore, un quart de nos confrères et consoeurs a aujourd’hui plus de 60 ans, et seulement 20% ont moins de 40 ans.
Enfin, la répartition géographique est très déséquilibrée : 45 départements sur 101 n’ont aucun•e chirurgien•ne pédiatre sur leur territoire.
Pourquoi ce manque d’attractivité pour votre spécialité ?
Les raisons sont multiples, à commencer par un véritable problème d’image.
D’un côté, on nous perçoit comme une spécialité de CHU (centre hospitalier universitaire) ne prenant en charge que les malformations rares ou les maladies graves – les « moutons à cinq pattes ». De l’autre, notre image est déformée par des statistiques mettant en avant un grand nombre de posthectomies… alors que l’extrême majorité sont réalisées par des chirurgien•nes d’adultes.
Cela reflète une véritable méconnaissance de notre spécialité, qui se diversifie de plus en plus
Cela reflète une véritable méconnaissance de notre spécialité, qui se diversifie de plus en plus : elle comporte désormais des DES en orthopédie pédiatrique et chirurgie pédiatrique viscérale et urologique. Des sur-spécialités similaires à celles de l’adulte émergent également – par exemple plastique, thoracique, oncologie.
De plus, c’est une spécialité qui est principalement pensée dans le secteur public, alors qu’un tiers des chirurgien•nes pédiatres ont un exercice libéral, avec souvent une activité mixte.
Comment expliquer cette méconnaissance persistante de votre spécialité ?
Le défi commence dès la formation, car les étudiant•es ne sont quasiment pas exposés à la chirurgie pédiatrique lors du deuxième cycle (l’externat).
En effet, il y a très peu d’enseignement obligatoire de chirurgie pédiatrique en deuxième cycle des études médicales. Les éléments de chirurgie pédiatrique sont presque tous classés en rang C : des éléments qui ne tomberont pas au concours final des études de médecine. Autant dire que les étudiant•es font l’impasse sur ces questions.
La réforme du troisième cycle (l’internat) a aggravé la situation, avec une filiarisation trop précoce qui ne favorise pas la filière en chirurgie pédiatrique.
Comment faire naître une vocation pour cette spécialité si les étudiant•es n’ont pas l’occasion de la découvrir ?
La formation est plus longue, les gestes chirurgicaux sont confiés plus tard dans le cursus. L’interne en troisième cycle n’a pas d’encyclopédie médico-chirurgicale EMC spécifique à la chirurgie pédiatrique pour se former. Il / elle doit se tourner vers la littérature médicale anglo-saxonne et se débrouiller seul•e.
Autant d’obstacles qui risquent de décourager les futur•es médecins, alors même que les opportunités de susciter cette vocation se font de plus en plus rares.
La chirurgie pédiatrique fait également face à des défis économiques…
Exact. La tarification ne prend absolument pas en compte la durée, la complexité et l’investissement nécessaires pour opérer un enfant. Si un•e chirurgien•ne d’adulte peut opérer 10 hernies dans une journée, c’est tout simplement impossible chez l’enfant.
De plus, la chirurgie pédiatrique est globalement plus coûteuse et plus contraignante : l’anesthésie et le réveil sont plus longs, il faut des salles opératoires adaptées, du matériel de surveillance dédié, des espaces de jeux… Tout un environnement pour le bien-être physique, psychique, scolaire, sécuritaire et épanouissant.
Cela décourage l’offre, notamment dans le secteur privé, et de plus en plus dans les hôpitaux qui privilégient les activités plus rentables.
Résultat : nous assistons à un désengagement de certaines équipes et certains établissements, essentiellement dans les centres de proximité, et parfois même à un arrêt total de l’activité.
Quelles sont les conséquences concrètes pour les patients ?
On estime que 6 000 à 30 000 enfants de 0 à 3 ans ne seront bientôt plus pris en charge dans les centres de proximité pour ces raisons. Ils vont affluer vers des centres de recours déjà saturés. C’est déjà le cas aujourd’hui, en raison du manque d’accès à des blocs opératoires ou d’infirmier·ères spécialisés. C’est dommage, car un CHU réalisant de la chirurgie de pointe va se retrouver saturé par des opérations courantes qui pourraient être réalisées dans d’autres centres.
On se retrouve alors avec un paradoxe assez frappant : par manque de chirurgien•nes pédiatres, on est parfois contraints de demander à un•e chirurgien•ne adulte d’intervenir pour un enfant, et ce tout en œuvrant pour conserver la reconnaissance de la chirurgie pédiatrique en tant que spécialité à part entière.
Avec pour résultat, un manque de connaissances en pédiatrie ?
Voilà. C’est d’ailleurs un autre paradoxe : un•e chirurgien•ne pédiatre ne peut pas opérer un adulte, mais tout•e chirurgien•e peut opérer un enfant, avec ou sans formation spécifique. Même le stage en pédiatrie n’est plus obligatoire dans le cursus de formation des infirmier·ères ! De plus, le module pédiatrique a tout bonnement disparu des instituts de formation en soins infirmiers.
Il y a aussi un cloisonnement entre la médecine et la pédiatrie : d’un côté, on manque de centres avec des spécialistes qui ont des compétences en pédiatrie, d’un autre on manque de pédiatres qui assurent les actes de traumatologie de base. Par exemple, peu de pédiatres font des points de suture, même pour une plaie mineure.
Le manque de compétences pédiatriques ne se limite pas à la chirurgie…
Non, effectivement. Nous manquons de compétences pédiatriques dans les plateaux techniques, via des formations dédiées. L’anesthésie pédiatrique, la radiologie pédiatrique, l’anatomopathologie pédiatrique ne sont pas reconnues comme spécialités, alors que nous en dépendons totalement.
Par exemple, trois mois sont aujourd’hui jugés suffisants pour apprendre l’anesthésie pédiatrique alors qu’un million d’anesthésies d’enfants sont réalisées par an !
La SFAR (Société française d’anesthésie-réanimation), associée à l’ADARPEF (association d’anesthésistes-réanimateurs pédiatrique d’expression Française), a d’ailleurs publié en 2023 des recommandations sur l’organisation structurelle, matérielle et fonctionnelle des centres effectuant de l’anesthésie pédiatrique.
Certain•es anesthésistes pédiatres s’accordent à dire que : « Dans la chirurgie pédiatrique, il y a une grosse part de petite chirurgie, mais il n’y a pas de petite anesthésie. »
Quelles solutions pour améliorer la qualité des soins pédiatriques ?
Pour commencer, on a besoin de renforcer le maillage territorial des spécialistes en pédiatrie, pour une meilleure connaissance du terrain et donc une plus grande efficience.
On a besoin de renforcer le maillage territorial des spécialistes en pédiatrie, pour une meilleure connaissance du terrain et donc une plus grande efficience.
C’est une des missions des DSR (Dispositif Spécifique Régional), pilotés par des médecins avec l’appui de chargés de projet, de data manager et chargés de communication. Mais le temps précieux et limité des chirurgiens ralentit la mise en œuvre de ces dispositifs pourtant essentiels.
Par ailleurs, il faut une meilleure reconnaissance de la spécialité, qui se traduit notamment par une formation initiale, complétée par une formation minimale et continue, destinée aux chirurgien•nes d’adultes afin qu’ils / elles soient préparé•es et tenu•es informé•es des bonnes pratiques pour assurer des urgences pédiatriques.
Êtes-vous optimiste pour l’avenir ?
Nous sommes à un tournant critique. Les jeunes chirurgien•nes hésitent à s’engager par crainte de rester confiné•es à l’hôpital public, avec des contraintes de gardes et une rémunération moins attrayante. De plus, il n’y a pas assez de postes d’internes en chirurgie pédiatrique.
Des avis convergent vers l’idée de créer des centres spécialisés, publics ou privés, en dehors des CHU. Nous devons préparer l’avenir en structurant l’offre, sans déconstruire les avancées positives et sans réinventer ce qui fonctionne déjà bien en la matière.
Sans action rapide, cette spécialité essentielle à la santé de nos enfants sera menacée.
*Sources :
- Rapport démographique sur la chirurgie pédiatrique en France, réalisé à l’initiative du CNPCEA
- « On risque d’être confrontés à un problème » : devra-t-on bientôt arrêter d’opérer des enfants ? (Ouest France)
- Décrets d’autorisations de chirurgie : quelles conséquences sur l’organisation des soins en chirurgie pédiatrique ?
- La chirurgie pédiatrique fait face aux ciseaux de la réglementation et des recommandations